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mardi 24 mai 2011

ECONOMIE : RIEN SANS RIEN !

"La toile de Vimoutiers dure toute une vie ..."


Dessin de Gérard ROGER d'après un tableau du XIXe s.

Il y a quatre siècles, il n’existait rien, que le néant, un grand vide aux plans social et juridique si ce n’est le désir, la volonté de certains de s’en sortir . La région de Vimoutiers, comme la plupart des pays voisins, ne possédait alors ni routes, ni infrastructures ni sources de motricité, ni matières premières et pourtant, une poignée de femmes et d’hommes a fait le pari de s’en sortir .

Ces couples humbles avaient beaucoup d’enfants, abondamment de bouches à nourrir .

A l’époque, rappelons-nous que l’argent n’était qu’un moyen de parvenir à ses fins et donc, d’abord, une solution pour trouver de quoi manger chaque jour.

L’argent n’était pas un but comme aujourd’hui. On estimait les gens pour leur capacité, leur savoir, leurs compétences et non pour le chiffre qui figurait au bas de leur compte en banque.

Qu’on se méprenne pas sur mes intentions, mon but n’est pas de revenir en arrière . Il existait en ce temps beaucoup de misère que fort heureusement les années ont effacée mais les Français ont l'air, paradoxalement, moins heureux qu’hier …

Aucun document ne nous permet de déterminer avec exactitude la période à laquelle naquit l’ « industrie de la toile » dans la région de Vimoutiers .

Le Docteur Jean Boullard, plus connu au plan littéraire sous le pseudonyme de Jean Bard, considère que les paysans du pays commencèrent leur humble besogne au cours du XVIe siècle.

Cet avis n’est pas partagé par l’Abbé Letacq qui situe l’apparition des premiers métiers à tisser dans les fermes du Sud du Pays d’Auge un siècle plus tôt .

Il faut attendre le XVIIIe siècle pour être fixé sur la situation de cette activité florissante. L'examen des livres de compte tenus par Monsieur Letourneur du Vaussery, receveur de la Baronnie de Vimoutiers, de 1740 jusqu'en 1768, à l'intention des frères cellériers de l'Abbaye Royale de Jumièges permet de constater que " les Toiles de Vimoutiers, sous le règne de Louis XV, étaient fabriquées en grande quantité et que leur renommée avait largement dépassé les limites de la Normandie."

Quelques années plus tard, Monsieur de Corday d'Armont, père de Charlotte, écrivait " : Les femmes s'occupent à filer du fil de lin dont on fait les toiles qui, blanchies à Vimoutier, se vendent à Paris "

II - L'apparition des premiers métiers à tisser

" Notre Pays d'Auge à cette époque" note Jean Bard dans son "Histoire de Vimoutiers" (1947) " est constitué de petites propriétés, partie en labours, partie en bois, partie en pâturages, dont beaucoup sont plantés de pommiers. Pas de grands châteaux, peu de puissants seigneurs mais une multitude de manoirs occupés par des gentilshommes paysans moins riches et moins forts que ne peuvent l'être nos agriculteurs d'aujourd'hui. Au XVIe siècle, la grande majorité des paysans mènent une vie misérable. La configuration du pays ne permet pas de labourer toute la terre, cette terre, seule richesse d'une population composée au 4/5e de paysans…"

Pour compléter les maigres revenus qu'ils tirent de la terre, les paysans, sans travail une partie de l'année vont profiter d'une longue période de paix pour s'équiper de métiers et  tisser la toile à domicile.

La matière première, c'est à dire le chanvre dans un premier temps puis le lin, n'étant pas produits sur place, les Vimonastériens doivent aller chercher les fils nécessaires à leur artisanat dans le Lieuvin ou le Maine, voire beaucoup plus loin dans les Flandres.

Quand on sait qu'à l'époque aucune voie utilisable ne desservait le bourg, on comprend que ce ne fut pas chose facile. Malgré l'impraticabilité presque totale des rares chemins existants, les augerons vont réussir l'exploit, au prix d'efforts parfois surhumains, de transporter à dos de cheval ou d'homme des bobines de fil.

"S'imagine-t-on" souligne Jean Bard " le travail d'aller chercher dans ces conditions, sur les grandes voies d'alors, à Lisieux, à Exmes, à Trun, à Orbec, à Bernay, les fils qu'il fallait ensuite distribuer aux paysans éloignés de Vimoutiers ? On expédiait de la même façon les toiles confectionnées. C'est tout à l'honneur des "vimoutiotes" d'avoir réussi pareille entreprise qui donna un grand essor au commerce et à l'agriculture…"

Le nombre de tisserands allait malgré tout très rapidement accroître.

Une fois confectionnées, les toiles étaient apportées à Vimoutiers le lundi, jour du marché, pour y être vendues à des négociants qui après les avoir fait "marquer" à Lisieux, les expédiaient ensuite, pour le chanvre, vers Bernay et Falaise et, pour le lin, vers les provinces voisines puis vers Paris et parfois à l'étranger où elles étaient vendues à des artisans drapiers ou des tailleurs.

Devenu le centre de cette industrie naissante, Vimoutiers s'agrandit amplement et sa population s'enrichit. Seigneurs de Vimoutiers, les moines de Jumièges sont les premiers bénéficiaires de cet argent frais et comprenant tout le parti qu'ils peuvent tirer de cette activité, ils s'empressent alors de faire construire une halle aux toiles au centre de la cité ( ce bâtiment est aujourd’hui devenu une .. . Médiathèque ! )

III - Les Toiles cretonnes

Vers 1616, un habitant de Vimoutiers, Paul Creton, originaire de la paroisse du Pont-de-Vie, invente une nouvelle toile en fil de lin pur à laquelle sera donné son nom  : la "cretonne".

Dans l'histoire manuscrite de Vimoutiers de Brion, publiée en 1847, on peut lire " :
Mais la prospérité dont pouvait jouir Vimoutiers en 1726 allait bientôt recevoir un accroissement immense par l'introduction dans ce pays de la fabrique des toiles cretonnes. C'est en 1738 que l'on commença à confectionner dans notre ville et aux environs ces toiles si renommées par la beauté de leur grain et la solidité de leur tissu qu'il faut bien se garder de les confondre avec les "Vimoutières" proprement dites. Le nom de "vimoutières" provient non pas de ce que ces toiles sont fabriquées à Vimoutiers même, mais bien de ce que, à partir de 1750  jusqu'à l'époque de la Révolution, elles étaient apportées dans notre ville pour y être visitées, vérifiées et marquées. Ces toiles sont composées de chanvre seul ou de chanvre alterné de lin".

L.Chrétien, quant à lui, soutenait que des toiles étaient fabriquées "dans les cantons du Merlerault, Chambois, Trun, Exmes et Ecouché" et "qu'on en faisait de gros linge et on les vendait à peu prés toutes pour Livarot, Orbec, Lisieux et Caen" et il ajoutait :" Quant aux cretonnes, elles ont reçu leur nom du fabricant Creton qui, le premier, mit en usage les procédés auxquels ces belles et excellentes toiles ont dû l'étonnante supériorité qu'elles ont toujours conservée depuis lors jusqu'à notre époque. Ces toiles sont toujours faites de fil de lin pur et ne se confectionnent qu'à Vimoutiers et dans les quatre-vingts ou cent communes qui se trouvent autour de cette ville. Leur fabrication y occupe journellement plus de vingt mille ouvriers des deux sexes. Il est produit par année commune 17.400 pièces de toile représentant en moyenne une valeur totale de 3.272.000 francs".

" La fabrication des toiles de chanvre et de cretonnes fut très florissante" renchérit l'Abbé Letacq qui précise dans ses "Notes historiques sur le commerce des toiles à Vimoutiers"…vers 1750, elle occupait plus de 5.000 métiers alimentés par environ 20.000 ouvriers des deux sexes ; ces ouvriers étaient répartis sur les territoires aujourd'hui occupés par les cantons de Vimoutiers, Gacé, La Ferté-Fresnel, Le Merlerault, Exmes, Trun jusqu'à Ecouché et aussi Livarot, Orbec et Saint-Pierre-sur-Dives ( Calvados). Comme le dit un vieil auteur : "  On ne voyait plus que linotiers, fileuses, travaillant sur le devant de leurs portes avec leurs quenouilles bien garnies. On n'entendait plus que le bruit régulier de la navette et la rotation des ourdissoirs.."

A propos des toiles cretonnes, Jean Bard note " : Cette toile allait assurer à Vimoutiers une sérieuse avance ses concurrents et en particulier sur Lisieux."
En 1767, apparaissent les premiers cachets en bois de Vimoutiers sur lesquels figure l'inscription " : Toile cretonne".

Précisons que la cretonne actuelle, faite de fils de coton, n'a rien à voir, ni en qualité ni en luxe, avec les cretonnes des XVIIIe et XIXe siècles qui étaient, rappelons-le, en lin pur.

IV - Les toiles de Vimoutiers au XVIIIe siècle

En 1770, un autre vimonastérien de génie, Pierre Aubert, invente un nouveau métier à tisser le lin. Cette découverte, après celle de Paul Creton, allait faire la fortune de Vimoutiers.
"On ne trouvait toujours ni chanvre, ni lin dans les environs…" signale Jean Bard qui ajoute " : Il fallait faire venir la matière première de Bretagne, des Flandres, du Maine, à somme car les voitures ne pouvaient toujours pas circuler dans nos chemins".
Si, jusqu'au XVIIe siècle, les tisserands de Vimoutiers furent en concurrence avec ceux des contrées voisines et notamment ceux des environs de Lisieux, sous le règne de Louis XIV leur réputation fut sans égal.
Leur commerce connut alors un tel essor que les halles que les moines avaient fait bâtir devinrent trop petites. Le père Abbé de Jumièges décida alors d'en faire construire de plus vastes, en bois.
En 1720, des toiles de Vimoutiers sont, pour la premières fois, vendues à Paris. "Ce fut un événement" raconte Jean Bard "les négociants vimonastériens prennent des idées dans la capitale ; leurs femmes commencent à se poudrer les cheveux le dimanche, elles deviennent élégantes…"

Ces nouveaux riches deviennent voyageurs et prennent goût au confort des diligences de grand chemin. Tout naturellement, l'idée leur vient de doter Vimoutiers d'un service de transports en commun digne de son nouveau statut. Créant une première messagerie, ils essaient tout d'abord de relier la cité à Bernay. Un vimonastérien dénommé Vicaire, tente quant à lui de mettre en place une liaison entre Vimoutiers et Lisieux mais il doit bientôt y renoncer en raison de l'état des chemins.

Pour ce qui est du transport de marchandise, un autre habitant de la bourgade, nommé Billo, lance la folle idée d'aller en voiture chercher du lin dans les Flandres. Après avoir effectuer plusieurs voyages de reconnaissance pour établir le meilleur itinéraire, en avoir discuté avec Vicaire qui a connu un échec sur un parcours beaucoup plus court, il hésite à se lancer dans l'aventure. C'est alors qu'il rencontre l'homme providentiel : Monsieur Rosey. Ce dernier revient à Vimoutiers après un long séjour "aux Amériques". Il est difficile de s'imaginer aujourd'hui ce qu'un tel "explorateur" pouvait représenter aux yeux d'augerons ne s'étant, pour la plupart, jamais éloignés de leurs collines. Billon lui parle de son projet et Rosey décide de relever le défi.

Ils prennent tous deux la route et les Vimonastériens attendent anxieux leur retour.
Comme l'écrit Brion " : Quel triomphe ! Quelle réception quand ils reviennent chargés de lin avec leur voiture attelée de cinq chevaux …?"

 Au début du XVIIIe siècle, les marchands de Lisieux apprennent que leurs confrères de Vimoutiers vendent directement leurs toiles, et notamment les cretonnes, à Paris sans les soumettre au préalable à leur bureau pour la visite et le marquage. Ils dénoncent une concurrence déloyale et tentent de mettre fin à ce commerce. Mais, les Vimonastériens n'entendent pas se plier à leurs exigences et considérant que leur fabrication est largement suffisante pour justifier l'existence d'un bureau à Vimoutiers, ils sollicitent pour leur cité auprès de l'Intendant d'Alençon la création d'un comptoir de visite et l'autorisation de marquer les toiles de Vimoutiers de leur sceau. Ils précisent que leur production a acquis une immense renommée et qu'ils versent chaque année au trésor royal 45.000 livres. L'Intendant reçoit favorablement leur demande et Vimoutiers acquiert sa totale indépendance avec reconnaissance de ses marques.

Lors de l'ouverture du bureau de Vimoutiers, le 5 mai 1729, il est convenu que chaque fabricant devra payer 20 livres par an pour son fonctionnement.
En 1738, par décret du Roi, sont fixés la largeur, le nombre de fils en chaîne et la qualité des toiles et en 1782, on arrête que les toiles cretonnes sont exclusivement des "toiles de lin de Vimoutiers".

"En 1775" souligne Jean Bard " les toiles cretonnes éclipsèrent les autres ( et notamment celles de Lisieux) par leur beauté et leur qualité. Vimoutiers est alors devenu la cité des Toiles de luxe, blanchies sur prés…C'est le triomphe et l'apogée de cette industrie locale…"

En 1780 les Vimonastériens organisent pour la première fois une grande fête en l'honneur de Sainte-Anne, Patronne des tisserands. " Elle est l'occasion" observe Jean Ba
rd " de réjouissances, de danses, de fêtes, de chants. On distribue du pain aux pauvres."
Malheureusement, les privilèges officiellement reconnus en 1738 aux tisserands et négociants de Vimoutiers sont bientôt abolis. Cette décision a pour effets de renforcer la concurrence des autres fabricants et de nuire à la qualité des toiles.

V - XIXe siècle : une industrie florissante

Après avoir traversé, durant l'époque révolutionnaire, des années de relatif déclin, l'industrie de la toile à Vimoutiers va connaître au XIXe siècle ses heures de gloire.

En 1804, Fourcroy, chimiste, membre de l'Académie des Sciences, écrivait dans son "Etat de la France au 18 Brumaire" " : Les fabrications de toiles sont très répandues à Alençon, Mortagne, Bellême, Domfront, Flers, … Celles de Vimoutiers, appelées cretonnes sont les plus belles et du grain le plus fin. Ces toiles étaient exportées avant la guerre en Angleterre et dans les colonies. On en faisait un commerce de quatre à cinq millions qui est tombé au moins d'un tiers…"

Cité à la fois par l'Abbé Letacq et Jean Bard, un document nous donne de précieux renseignements sur le commerce des toiles à cette époque. Il s'agit d'un texte de Louis Dubois dans le "Journal de l'Orne" du 5 avril 1803 " : Il se vend à Vimoutiers de deux espèces de toiles. Les unes faites avec le chanvre, les autres faites avec le lin. Les premières appelées "Vimoutières" ont 1 mètre, 1 décimètre et 9 centimètres ( = 1 aune) de large et contiennent 50 à 60 fois cette mesure… Elles ont reçu le nom de "Vimoutières" parce qu'avant la Révolution elles étaient visitées et marquées à la Halle de Vimoutiers qui n'en est que l'entrepôt. Elles se fabriquent presque exclusivement dans les cantons du Merlerault, Chamboy, Trun, Exmes… On ne les emploie qu'à faire du gros linge. Elles se vendent presque toutes pour Livarot, Orbec, Lisieux, Caen et les campagnes environnantes (Calvados). Le prix est de 1 F 50 à 3 Fr. On en vend à la halle environ 2000 pièces par an, ce qui donne un total d'environ 250.000 Fr.
Les toiles de lin dites "cretonnes" se fabriquent tant dans les cantons de Vimoutiers, Gacé, Chamboy, Trun ( Département de l'Orne ) que dans les cantons de Livarot, Notre-Dame-de-Fresnay et Courson ( Département du Calvados). Le lin qui sert à leur confection se tire en majeure partie de la ci-devant Flandre. Les pièces contiennent en écru 90 à 96 mètres. Les toiles sont en lé depuis 8 décimètres ( 2 tiers) jusqu'à 1 mètre 8 décimètres ( 1 aune et demie), et en compte depuis 24 jusqu'à 10. Il s'en vend actuellement à Vimoutiers de 12 à 15 mille en écru par an, dont 5 à 6 mille sont exportées à Lisieux pour couvrir ses blanchisseries, le surplus est mis sur celles de Vimoutiers qui sont au nombre de 10. On évalue de 3 à 10 millions les fonds qui sont employés pour l'achat de ces toiles et qui sont versés de différents cantons, de différentes villes, de plusieurs départements.
Outre les cantons voisins de celui de Vimoutiers, les villes d'Argentan, Sées (Orne), Lisieux, Bernay, Rouen, Saint-Germain-en-Laye, Paris et même Marseille achètent ou font acheter à Vimoutiers des toiles en écru et dés qu'elles ont reçu l'apprêt du blanc, ils les font transporter à leur destination.
On compte qu'il faut, pour alimenter la fabrique de ces toiles 3 à 400.000 bottes de lin qui sont travaillées et filées tant dans tout le département de l'Orne que dans celui du Calvados. On évalue les fonds nécessaires à l'achat de ces lins à 8 ou 900.000 Fr.
Le commerce de toile serait infiniment plus brillant à Vimoutiers si ce bourg important était avoisiné par de bonnes routes. Il est dominé par deux coteaux rapides qui, peu accessibles et peu praticables s'opposent tant à l'exportation des toiles qu'à l'importation du lin. Chaque semaine il sort de Vimoutiers une à deux charrettes de toile pour Paris et il faut atteler huit ou dix chevaux sur chaque voiture pour monter la côte. Il serait à désirer que les habitants du pays puissent obtenir l'aplanissement de ces côtes et la confection de la route de Lisieux qui, depuis quinze ans est restée à moitié faite…"

Lors de l'Exposition de l'Industrie française en 1806 à Paris, plusieurs négociants en toiles de Vimoutiers présentent des échantillons de cretonnes.

Cette participation ne passe pas inaperçue puisque dans le rapport présenté postérieurement au Ministre de l'Intérieur, on peut lire " : Les toiles dites "cretonnes" continuent d'être bien fabriquées et de mériter le succès qu'elles obtiennent dans le commerce. Le jury arrête qu'il sera fait mention honorable des fabricants dont les noms suivent : MM.Ridel-Beaupré - de Crouttes - Jacques Hébert, Yver, P.Poussin - de Vimoutiers - pour la bonne qualité de leurs toiles cretonnes."

En 1824, enfin ! Le percement de la  "route royale de Honfleur à Alençon" est terminé et la voie est livrée à la circulation. Comme le note Jean Bard " : Ce fait est un des plus considérables de notre histoire et cette date le début d'une ère nouvelle pour les Vimonastériens. La route, la première route de notre région va relier Vimoutiers aux villes voisines, assurer les transports avec Paris et la mer, permettre une plus grande facilité des échanges, provoquer le développement de la cité sur la rive droite et un accroissement de la population."

En ce début de XIXe siècle le conseil municipal décide la construction d'une nouvelle halle aux toiles encore plus vaste que celle construite par les moines de Jumièges.
L'abbé Letacq nous révèle que ce fut Monsieur Laniel-Fontaine qui acheta la plus belle toile lors de l'ouverture officielle de ce nouveau marché.

VI - La "Maison Laniel"

Fondée en 1806, la "Maison Laniel" eut pour origine le blanchiment sur pré des toiles tissées à domicile par les paysans tisserands de la région de Vimoutiers.
Originaire de la petite commune de Lisores, dans le département du calvados, Monsieur Laniel-Fontaine aménagea une blanchisserie à la Gosselinaie, aux portes de Vimoutiers, où les toiles étaient traitées sur cinq hectares.

Le travail des blanchisseurs consistait à acheter des toiles aux paysans à la Halle de Vimoutiers et à les blanchir avant de les revendre à des négociants.
Le blanchiment sur pré, qui s'est pratiqué jusque dans les années 1950, consistait, dans de vastes prairies, à tendre la toile écrue sur des piquets de bois d'une hauteur d'environ 30 centimètres enfoncés dans la terre et à laisser la rosée et les astres blanchir la toile.

En 1838, Laniel-Fontaine s'associe avec ses trois fils, Eugène, Alphonse et Alexandre qui, onze ans plus tard, reprendront l'affaire familiale.

A cette époque, l'agriculture s'est considérablement développée en Pays d'Auge et les paysans, qui peuvent désormais vivre correctement du fruit de leur travail, abandonnent peu à peu leurs activités de complément.
Les frères Laniel prennent alors conscience des risques que fait courir à leur entreprise la diminution du nombre de tisserands indépendants. Ceux-ci, en effet, ne pouvaient plus répondre aux quantités exigées par le marché ni se battre, au plan des prix, contre les toiles produites par les usines à vapeur
Convaincus, à la suite du voyage effectué par Alphonse Laniel en Angleterre pour y faire une enquête sur les tissages mécaniques, que l'avenir était dans la production industrielle, les frères Laniel décident en 1857 la construction d'un premier atelier de tissage mécanique à Beuvillers prés de Lisieux en même temps que des ateliers de teillage étaient installés dans la région pour assurer l'approvisionnement des usines en lin de pays. S'ils ne choisirent pas Vimoutiers c'est en raison du manque d'infrastructures routières et ferroviaires. C'est toutefois au cœur de cette ville, chère à leur cœur, qu'ils fixèrent leur siège social faisant construire en 1842 un immense immeuble rue Grande ( devenue ensuite la rue Sadi Carnot) dont une aile abritait les appartements familiaux.

Les dirigeants de l'entreprise Taillefer, qui possédait à la même époque un petit atelier de tissage artisanal dans le haut du Pont-Vautier à Vimoutiers en étaient arrivés aux mêmes conclusions que les Laniel et avaient également envoyé l'un d'eux étudier le système anglais mais finalement ils préférèrent ne pas franchir le pas et condamnèrent ainsi leur fabrique.
L'usine Laniel de Beuvillers alimentait en toiles la blanchisserie de la Gosselinaie, aux portes de Vimoutiers, qui s'agrandit peu à peu pour compter jusqu'à quarante hectares.

En 1861, Eugène Laniel resta seul dirigeant de l'entreprise. Sous son impulsion l'affaire prit un important essor .

La consécration eut lieu lors de l'Exposition Universelle de 1867 au cours de laquelle "Monsieur Eugène" reçut la croix de chevalier de la Légion d'Honneur des mains de l'Empereur Napoléon III.

Les Laniel avaient réussi à concevoir un métier mécanique permettant de conserver à la toile de Vimoutiers "ce grain si fin" qui avait fait sa réputation. Ils avaient adopté les procédés nouveaux de fabrication tout en conservant  l'expérience ancienne. L'entreprise fut bientôt la seule à fabriquer la toile de Vimoutiers et plusieurs décisions de justice lui reconnurent alors le monopole de sa fabrication.

Malgré la guerre de 1870, la production s'intensifie et en 1871, le Maire de Vimoutiers, Hyppolite Fortin peut écrire dans un rapport au sous-Préfet d'Argentan  " : La fabrication a été assez active pendant le dernier semestre de 1871 et le premier de 1872. Le stock était considérable au 1er juillet 1871, néanmoins tout s'est écoulé depuis cette époque et il ne reste plus de toile en magasin."

" Par un travail assidu" note Jean Bard " par son coup d'œil de commerçant, par son idée d'étudier et de réaliser des choses nouvelles, il avait atteint la fortune et les honneurs, sans se départir d'une grande simplicité et d'une grande bonté. Quand il mourut en 1901, un journal local put écrire " : Il fut aimé de tous ceux qui le connaissaient et il est peu de figures aussi populaires. C'était un spectacle vraiment touchant que de voir, sur son passage, tous les fronts se découvrir devant ce grand et beau vieillard, dont la physionomie souriante disait le bonheur qu'il éprouvait devant cette universelle sympathie. Ah ! S'il aimait bien "sa bonne ville de Vimoutiers" on peut dire que Vimoutiers l'a payé de retour : et la grandiose manifestation de ses obsèques n'est-elle pas la preuve la plus évidente de la reconnaissance émue d'une population entière pour son bienfaiteur ? ."" On disait qu'il avait cinq enfants : ses deux fils, ses deux filles…et la ville de Vimoutiers."
Au plan social il œuvra considérablement pour les habitants de Vimoutiers comme pour ceux de Beuvillers et de Lisieux. A Vimoutiers, il fut pendant de nombreuses années Président du Conseil des Prud'hommes, il fonda en 1852 un orphelinat et en 1884 il acheta et modernisa le Collège Notre-Dame qui était alors une école de garçons.
Il finança la construction d'un marché couvert et contribua largement au financement de la nouvelle église de Vimoutiers.
" Eugène Laniel" a écrit Jean Bard " au cours de sa longue existence ne négligea aucune des sociétés civiles de notre ville : sœurs de la Miséricorde, pompiers, musiciens, hôpital, connurent ses générosités. Il eut une très nombreuse postérité : cent deux enfants, petits enfants, arrières-petits enfants, parmi lesquels on trouve des tempéraments normands, débordants de vigueur physique et intellectuelle."

Quatre générations se succédèrent à la direction des "Tissages de Vimoutiers".
Après avoir partagé, peu de temps, avec son père vieillissant, le siège directorial, Albert Laniel, le fils aîné d'Eugène, laissa, à la mort de celui-ci, la place à Henri qui avait fait Saint-Cyr avant de finalement rejoindre l'entreprise familiale.

Domicilié à Notre-Dame-de-Courson, Henri élargit bientôt le champ de son pouvoir à la politique étant élu Maire de cette commune avant d'être choisi comme Député de Lisieux en 1896.
Jean Bard précise à ce sujet " : Il mena de front consciencieusement son double métier de député et d'industriel, répondant de sa main aux lettres de ses électeurs, donnant des ordres précis à son personnel de l'industrie et de l'agriculture, ne prenant jamais de repos et se faisant mettre au courant des moindres détails, même quand il était atteint d'une maladie fort douloureuse. Tempérament exceptionnel, personnalité puissante, habitué à vaincre les obstacles, d'une volonté de fer, il était né pour commander."

Avant d'habiter dans le calvados, il avait demeuré rue Gigon-Labertrie à Vimoutiers puis à la fin de sa vie, il vint s'installer au Château d'Osmond à Aubry-le-Panthou.

" Qui ne souvient des fêtes populaires d'Osmond" rappelait avec nostalgie Jean Bard dans son ouvrage intitulé "La Toile de Vimoutiers" "quand des centaines de couverts étaient dressés dans la haute sapée, que des milliers de spectateurs applaudissaient dans la cour du vieux château une opérette française, montée et jouée par la famille Laniel " : Les Cloches de Corneville" ou "La Mascotte" Et l'embrasement de la sapée à la nuit et le feu d'artifice dans un cadre féerique ! . Ces choses sont encore dans toutes les mémoires. Peu de temps avant de mourir, M.Henri Laniel donnait une nouvelle preuve de l'intérêt qu'il portait à Vimoutiers. Il mettait à notre disposition un vaste local pour y installer la Soupe des Ecoles, voulant contribuer à l'amélioration du sort des enfants…"

Lorsque l'âge d'une retraite bien méritée fut venue pour Henri Laniel, ce sont ses trois fils, Joseph, Hubert et René qui lui succédèrent à la direction de l'entreprise.

Si Joseph avait succédé à son père comme Maire de Notre-Dame-de-Courson et député de Lisieux, Hubert avait quant à lui été élu Maire du Sap et Conseiller d'Arrondissement tandis que René siégeait à la fois au Conseiller Général de l'Orne, comme représentant du canton de Vimoutiers et au Sénat.

Jusqu'au milieu du XXe siècle, les établissements Laniel travaillèrent le fil de lin, depuis son extraction des plaines normandes et du nord jusqu'à la fabrication de toile pour la confection draps ou de vêtements. Jusqu'à la faillite de l'entreprise, quelques années après la dernière guerre, les toiles ont continué d'être tissées avec les matières premières de même origine dans les contextures des toiles tissées à la main dites "cretonnes". Elles ont continué à être blanchies sur les prairies de Vimoutiers dont les rosées matinales leur donnaient ce blanc" incomparable et inégalable".
L'industrie de la toile avait fait la fortune des Laniel mais aussi de Vimoutiers. La chute de l'entreprise, il y a presque cinquante ans, entraîna le déclin industriel du Pays d'Auge ornais




Les Laniel de Vimoutiers
Dont la toile fine est superbe
Est blanchi en nos prés sur l'herbe
Feront marcher un vieux métier.

On pourra voir nos jeunes filles
Dessiner, faire du filet,
Avec leurs doigts simples, agiles,
Et tout cela d'un air discret !

Avec du fil ou de la soie
On rend célèbre son pays
Le travail donne de la joie
Quand tous les cœurs se sont compris.

Venez donc tous à notre Foire
Où l'on verra tant de métiers
Contribuer tous à la gloire
Du beau pays de Vimoutiers."


Adrien Ridel
Poète - Vimoutiers -

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OUVRAGES CONSULTES, SOURCES
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·        "Vimoutiers" de Jean Bard (1947 -1948)
·        "La Toile de Vimoutiers" de Jean Bard - Revue "Le Pays d'Auge"
·        " Notes historiques sur le commerce des toiles à Vimoutiers au début du XIXe siècle" par l'Abbé Letacq.
·        "La Baronnie de Vimoutiers au XVIIIe siècle et les comptes de son receveur" Etudes Economiques - M.Chevreuil.
·        Histoire manuscrite de Vimoutiers par Brion, 1847
·        " La Toile de Vimoutiers" Noëlle Grange.


ANNEXES
____
Visite des ateliers Laniel à Beuvillers
Extrait d'un article de Noëlle Grange intitulé " La Toile de Vimoutiers" paru dans la Revue Géographique et Industrielle de France

" …Le ronronnement sourd berce l'usine toute entière. Soudain, par une porte entrouverte, déferle vers moi comme une vague sans cesse reformée, le bruit de centaines de métiers dont ces ateliers sont le temple.
La porte se referme et je suis mon guide vers le premier stade de la fabrication : la présentation des écheveaux de lin. Chacun sait que le lin est une plante qui, dans notre pays pousse, plus volontiers en Normandie, en Bretagne et dans le Nord.
Quand le lin est en graines, il est arraché et étendu sur le sol humide, ou plongé dans l'eau. Sous l'action de l'humidité, l'écorce se désagrège. C'est l'opération du rouissage.
Le lin passe alors entre des rouleaux qui l'écrasent et séparent la fibre de l'écorce. C'est le teillage. Cette fibre assouplie est entraînée sur des volants tournant très vite qui achèvent de la libérer de l'écorce et voici la "filassé".
Le peignage démêlera cette filasse d'où naîtra le fil de lin, d'une solidité à toute épreuve. La résistance du fil sera d'autant plus grande que les fibres filées seront plus longues, et sa finesse en sera le complément direct.
Ainsi l'étoupe ou déchet de l'opération du peignage, ne permettra que de filer un fil assez gros, les raccords des brins étant plus fréquents.
Ce fil servira au tissage des toiles épaisses, tandis que le fil fin donnera ces merveilleuses toiles souples au grain ténu qui sont la gloire des Etablissements Laniel. Voici donc notre lin arrivant des filatures en écheveaux.
Le croyez-vous blanc ? Détrompez-vous. Presque brun, il va passer dans les bains de blanchiment d'où il sortira bis. L'eau et le lin sont bons amis. Rincés abondamment, les écheveaux sèchent sous des hangars largement aérés, et nous pénétrons à leur suite dans les ateliers. Un doux ronronnement y court.
Les écheveaux placés sur des tourniquets ou sur de grosses bobines sont disposés par centaines tout au long des portants. Prestement remplacés et rattachés entre eux, ils se déroulent sans trêve sur un cylindre.
Mais voyez l'ingénieuse disposition. Les fils ne s'enroulent pas l'un sur l'autre. Ils se placent côte à côte, bien sagement. C'est l'ourdissage, ou préparations de la chaîne.
Pour former la chaîne, les cylindres amenés de l'ourdissage se déroulent à leur tour sur un cylindre plus important. Celui-ci en réunit plusieurs pour établir le "compte" qui varie suivant la qualité désirée, depuis le compte 12 jusqu'au compte 42 soit le nombre de fils compris au cm2.
Pendant cette opération les fils vont d'un cylindre à l'autre à travers un bain de colle dans le but de les paralléliser et de les enrober dans une pellicule provisoire qui les protègera contre toute fatigue jusqu'au terme du tissage. Puis, ils passent dans une étuve où ils sèchent avant de s'enrouler définitivement.
Quittons cette salle d'encollage où règne une température de plein été, et jetons en passant un coup d'œil sur la préparation des canettes qui, introduites dans la navette livreront le fil de trame.
Le fil s'enroule vertigineusement sur de minces et longs fuseaux.
Et maintenant, pénétrons dans la salle de tissage où l'industrieuse chanson des métiers nous environne.
Sur le métier voici les fils de chaînes qui se déroulent. Attachés aux tisses, celles-ci en soulèvent une partie, tandis que la navette projetée comme une flèche glisse entre ces fils, qui en se rabattant, emprisonnent le fil de trame. Un nouveau déclic, d'autres fils s'élèvent. La navette passe comme un éclair, entraînant le fil de trame qui reste à nouveau prisonnier des fils de chaîne rabattus sur lui. Ainsi, fil après fil, naît la toile.
Mais considérez ces curieux métiers couronnés par des cartons perforés comme ceux d'un piano mécanique.
Vous voici face aux métiers Jacquart qui exécutent les tissages à dessins.
Chaque trou du carton commande un fil au lieu d'un son. Et c'est un chant silencieux qui se déroule.
Le chant des arabesques, des fleurs, des multiples ornements qui agrémentent la toile que vous aimez. Des centaines de métiers, guidés par des ouvriers attentifs, tissent pour nous ces draps, ces serviettes, ces nappes sur lesquelles resplendiront les cristaux scintillants, tout ce linge enfin, évocateur du "trousseau", rêve de toutes les jeunes filles.
Le chant des métiers s'achève. Me voici dans la salle de vérification et d'empaquetage. Nous allons reprendre le chemin de Vimoutiers derrière ces toiles, bises encore, et les suivre à la blanchisserie de la Gosselinaie, cernée de verdure, au creux du plus frais vallon qui soit.
Une bonne odeur de lessive nous accueille. Lessive familiale qui brassera des centaines de mètres de toile, mais pour quelle famille ? Tout simplement pour l'innombrable famille, formée par ceux qui aiment le travail à la Française, amoureusement conduit selon les vieilles traditions qui ont fait leurs preuves, sans méconnaître, cependant, le progrès quand il est sage.
Le progrès, ici, ce sont ces immenses chaudières qui distribuent la vapeur, l'eau chaude à profusion.  Ces cuves où s'engloutissent, submergées par des milliers de litres d'eau, les belles toiles solides. Ces tourniquets qui les entraînent, évitant de la peine aux ouvriers, ces machines qui les repassent entre leurs rouleaux chauffés à la vapeur.
Les traditions ? Ce sont ces toiles humides qui, prises sur les épaules des hommes, se déroulent tel un manteau de cour sans fin, à travers les prés. C'est la fraîcheur des nuits, la pureté des matins, la seule action de l'ozone contenue dans l'air, unis à celles des rayons solaires ou lunaires, qui, patiemment, au long des jours et des nuits, blanchiront la toile, lui donneront cet éclat immaculé et si doux contre lequel aucun  blanc, obtenu chimiquement, ne peut lutter. C'est le séchage à l'air libre dans ces immenses séchoirs de 150 mètres de long, aérés par un système de lattes levées et abaissées selon les besoins.
Ce sont enfin les multiples vérifications, les examens de solidité, ce constant souci de perfection qui depuis l'écheveau de lin jusqu'à la pièce de toile blanche, plane sur les opérations.
Nous ne dirons jamais assez quel plaisir fut pour nous la visite des ETABLISSEMENTS LANIEL. Au cœur de cette Normandie plantureuse, nous avons trouvé le plus bel exemple d'industrie que nous puissions citer, conduite par des chefs pour qui les mots probité, mesure et sagesse ont gardé tout leur sens…"

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