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dimanche 14 août 2011

VIMOUTIERS : VOYAGE SUR LA VOIE FERREE EN 1893 !

Le 20 août 1893, dans le journal " Le Temps" sous le titre " Voyage en France" et la signature d'Ardouin-Dumazet, on pouvait lire ce très beau récit écrit depuis la fenêtre  du wagon devant lequel il était installé  :


" … Il n'est pas de plus heureuse contrée. Toutes ces vallées profondément creusées au sein du massif des collines normandes ont une apparence de prospérité bien rare. De Sainte-Gauburge à Vimoutiers on a, par la fenêtre du wagon, un des tableaux les plus riants qu'on puisse imaginer. Au-delà du village de Saint-André-d'Echauffour, perché sur une crête d'assez maigre aspect, on descend par de fortes rampes dans la vallée de la Touques. Toutes les pentes couvertes d'herbages et de pommiers, le fond de la vallée, étroit tapis d'une herbe épaisse et savoureuse, sont remplis de bêtes et de chevaux. Les villages, nombreux, disparaissent sous les arbres. Une petite ville, Gacé, couvre une croupe allongée ; ses maisons groupées autour d'un vieux château dont le donjon à mâchicoulis, coiffé d'une toiture robuste, a fort grand air. La vallée est étroite, la rivière se tord en méandres, formant des péninsules que le voisinage de l'eau miroitante fait paraître plus vertes entières. A Ticheville, le chemin de fer tourne brusquement pour gravir les hauteurs et atteindre la vallée de la Vie.
On découvre alors ce splendide bassin de Vimoutiers, une des plus belles choses de l'Ouest. Tout au fond, la petite ville s'étend entre de hautes collines ; trois vallées latérales s'ouvrent sur celle de la Vie, présentant d'heureuses perspectives. On descend vers la gare, située à mi-coteau, par des courbes qui ouvrent sans cesse de nouveaux horizons. De là, on a sous les yeux tout l'ancien Comté de Montgomery, ce nom tragique qui ouvre une des périodes les plus tragiques de notre histoire nationale.
Vimoutiers est une bien petite ville, propre et tranquille ; elle se réveille de son calme tous les lundis, pour le bruyant marché où affluent tous les fromages de la contrée. Ses environs sont d'un charme exquis. L'étroit ravin ou grimpe en pente roide l'ancienne route de Trun est un abîme de verdure dans lequel sont enfouies de belles villas.
Tout autour, les vallons sont une sorte d'immense usine laitière. Là, s'élaborent les beurres de Normandie, les fromages de Camembert et de Livarot.
Depuis quatre-vingt-dix ans a commencé cette industrie, depuis quarante ans surtout, elle a pris un essor innoui. Suivant la saison, le beurre ou le fromage domine (…)
(…) La vallée de Camembert est plus ouverte, plus vivante, le chemin de Trun la parcourt ; les maisons sont établies non loin de la route, à peine séparées d'elle par un étroit herbage planté de pommiers.
Devant toutes les portes on voit de grands seaux étamés, pleins du lait que l'on vient de traire ; sous des auvents s'égouttent les fromages, ces fromages de Camembert dont la consommation est devenue si grande depuis que les chemins de fer peuvent les conduire à Paris et dans toutes les parties de l'Europe. Le camembert vrai provient de la zone relativement étroite d'herbages comprise entre la vallée d'Auge et la Dive, autour de Mézidon, Saint-Pierre-sur-Dives, Livarot et Vimoutiers. On fait deux millions de ces fromages chaque année ; peut-être les imitations en donnent-elles autant.
Le développement extraordinaire de la production a, en effet, amené un grand nombre de contrefaçons dans des régions n'ayant pour elles ni les traditions du Pays de Vimoutiers ni les herbages d'une saveur exceptionnelle de ces hautes vallées normandes. En outre, la production, là où on fait en grand le fromage, a forcément quelque chose d'industriel ; il faut aller au loin chercher le lait ; le lait de provenances diverses ne saurait donner la qualité que l'on obtient par les laits d'unique origine. C'est pourquoi on a aujourd'hui tant de difficultés à trouver un bon camembert ; on a des produits de manufacture en plus grand nombre que des produits de la ferme.
Pour faire un bon camembert, il faut s'y prendre peu après la traite ; les laits du soir, du matin et de midi sont mêlés et aussitôt convertis en fromage. Il est bien certain que le lait recueilli de la sorte, ne subissant pas le cahotage, en contact avec celui de nombreuses laiteries, ne courant pas les routes sous le soleil ou la gelée, donnera des produits d'un goût plus fin, plus onctueux, se "faisant" mieux, selon l'expression consacrée, que le camembert obtenu par un mélange du lait de différents herbages recueilli de laiterie en laiterie. En outre, dans quelques grandes exploitations, on ne résiste pas toujours à la tentation de prélever une partie de la crème pour la convertir en beurre. De là des camemberts secs, payés cependant de 80 centimes à 1 franc chez les fruitiers parisiens.
Il faut en prendre son parti ; à moins d'une transformation radicale des mœurs économiques, nous verrons peu à peu diminuer encore le nombre des camemberts dignes de ce nom. Jadis, le producteur portait chaque lundi tous ses fromages sur le marché de Vimoutiers. Il payait - et paye encore  - 2 centimes par douzaine pour droit de place. Le marché fini, le mari et la femme allaient dîner à l'hôtel ; on ne rentrait guère avant le soir, ayant perdu une journée et ayant dépensé 5 à 6 francs quand on n'avait pas atteint la pistole ! (…)
Il y aurait bien un moyen d'obtenir de nouveau des produits succulents. Ce serait de déterminer les fromagers à se réunir en associations, en fruitières, comme dans le Jura. S'il est difficile à un seul herbager ayant trois ou quatre, ou même quinze à vingt vaches, d'entreprendre à lui seul la fabrication, l'emballage et l'expédition à Paris - lorsqu'il y connaît un acheteur - un groupe de trente à quarante d'entre eux pourrait y parvenir. Un homme et une femme pour la fabrication, un des associés à tour de rôle pour aller chercher le lait d'herbage en herbage,  un autre pour tenir, moyennant une très faible rémunération, la comptabilité rudimentaire de l'entreprise, et voilà tout. C'est le système adopté par la "fruitière" de Balzac, prés d'Angoulême.
De la sorte, le lait recueilli sur une  zone très étroite, toujours la même, aurait des qualités sensiblement égales ; n'ayant eu à subir qu'un transport insignifiant, il garderait toutes ses qualités. On pourrait ainsi fabriquer aussi bon que par le passé, le bénéfice des intermédiaires reviendrait aux herbagers…(…)
"Pour celui-ci ( le camembert), la fabrication est surtout active pendant les temps froids, du 15 septembre au 15 mars. Un chiffre donnera une idée du nombre de vaches dont ces herbages sont peuplés ; il faut près de deux litres pour faire un fromage, un fromage de petite dimension, car ce sont les seuls bons. Un gros camembert n'a jamais rien valu.
Pour ces deux millions de camemberts, il faut donc quatre millions de litres de lait ; or, comme une vache laitière donne, en moyenne, deux mille litres par an, il faut deux mille vaches pour donner le vrai camembert. On estime que trois laiteries sur dix produisent ces fromages ; les sept autres ne font que du beurre ou du fromage de Livarot, soit, quatorze mille autres laitières.
Toutes ces bêtes restent l'année entière à l'herbage. La stabulation enlèverait au lait les qualités savoureuses de l'herbe des vallées ; c'est pourquoi les camemberts d'autres régions, fournis par des vaches sans cesse tenues à l'étable, sont de qualité si inférieures.
Le Livarot donne moins de mal aux producteurs. Pour arriver à cet arôme un peu canaille qui le distingue, il doit quitter l'herbage natal. Des "caveurs" l'achètent et l'emportent dans des caves spécialement aménagées pour lui donner une maturité devant développer chez lui le principe odorant.
Quant au beurre, il subit une crise. Des industriels aussi avisés que peu scrupuleux avaient imaginé de venir s'installer en plein pays de production, d'acheter des beurres et de les  malaxer avec 40% de margarine. Ces produits frelatés étant expédiés de pays producteurs, tels que Saint-Pierre-sur-Dives, Mézidon ou Vimoutiers, avaient donc l'estampille normande. En Angleterre, on s'en est aperçu et les achats s'en sont ressentis. Des procès sont venus mettre fin à cette industrie, du moins celle qui se fait en grand ; mais les Anglais, méfiants, sont allés chercher des beurres au Danemark, pays patriarcal, paraît-il, où l'on n'oserait frauder. On se ressent fort de cette décision en Normandie. Cependant, me disait quelqu'un, la margarine a du bon ; elle fait monter le prix des suifs ; ce que nous perdons sur la crème nous le rattrapons sur la graisse ! Vous avez la quintessence du paysan normand dans cette réflexion.
 Le plus curieux dans cette affaire, c'est que les principaux fabricants de beurre margariné furent des anglais. Ils ont eu l'idée de venir,  en pleine Normandie, falsifier les aliments destinés à leurs compatriotes. Ils n'ont pas frelaté, il est vrai, les trois cent mille œufs expédiés, chaque lundi, de Vimoutiers en Angleterre, mais c'est que la tache était difficile (…) Camembert a échappé à cette industrie coupable. Grâce à son nom, il trouve à écouler la plupart de ses produits sous forme de fromages. C'est un petit, très petit village : dix maisons à peine, dominées par la flèche d'ardoises d'une humble église. Mais elles sont étalées sur le flanc d'une colline verdoyante ; dans les herbages, des maisons pittoresques se détachent nettement, avec leur fond blanc où se croisent des poutrelles brunes. D'autres, plus étendues, ont des allures de chalets suisses ; ce sont les fromageries où se concentre le lait d'une grande quantité d'herbages. De là partent chaque jour des caisses à claire-voie et des bourriches dirigées sur la gare de Vimoutiers.
Une petite rivière, la Viette, très claire, coule au pied de la colline entre de belles prairies ; elle va rejoindre la Vie et l' aider à faire mouvoir les usines de la ville…."

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